L’auteur de Soie ou de Novecento : pianiste campe un écrivain britannique accompli, ayant connu le succès avec trois romans qui lui ont valu une honnête consécration. Mais c’est aussi quelqu’un qui en a assez de la vie d’écrivain, assez d’écrire, et qui publie un article dans le Guardian pour en informer ses lecteurs :

A l’âge de quarante-trois ans, toutefois, Jasper Gwyn écrivit pour The Guardian un article dans lequel il énumérait cinquante-deux choses qu’à compter de ce jour il ne ferait jamais plus. (…) Avec un certain embarras il découvrit que non seulement il ne voulait pas écrire de livres mais, pire, il aurait voulu ne pas en avoir écrit.

Personne ne le croit. Et surtout pas son agent littéraire Tom, qui voit disparaître de substantiels revenus en perspective. Et qui s’interroge : que va devenir Jasper, que va-t-il faire de ses journées, s’il n’écrit plus ?
Jasper se donne du temps. Dans un premier temps, il pense devenir copiste.
Et puis le projet se précise, notamment lors d’une étonnante conversation avec une mystérieuse vieille dame : il va copier les gens, écrire des portraits, comme un peintre pourrait le faire en faisant poser des modèles vivants pour lui.

Pour réaliser son projet, Jasper va d’abord faire l’acquisition d’un grand atelier, y mettre de la musique composée par son ami David Barber et y introduire un éclairage très particulier grâce à un étrange artisan fabricant d’ampoules à la main – des ampoules à durée de vie programmée à l’avance par cet inventeur de génie.
Et enfin il faut trouver les candidats qui acceptent de poser pour lui.
La première candidate sera la belle Rebecca, l’assistante de Tom, qui va tester la formule et permettre à Gwyn de mettre au point le protocole définitif pour la construction du portrait : une nudité complète pour le modèle, trente-deux jours de pose selon un rendez-vous quotidien, très peu de paroles échangées sauf vers la fin : tout est extrêmement précis.
Avec le succès du premier portrait, Jasper Gwyn pourra passer une annonce sobre, Écrivain exécute portraits et appliquer la formule aux différentes personnes qui se présentent à lui, sous la houlette de Rebecca, devenue son assistante, jusqu’à la dixième rencontre qui précipitera la fin.

Alessandro Baricco interroge le statut et le rôle de l’artiste dans la société.
Avec beaucoup de poésie (notamment pour le personnage de l’artisan fabricant d’ampoules à la main), à la limite du fantastique (Jasper continue d’échanger avec la vieille dame alors que celle-ci est décédée) l’auteur renoue avec le talent de conteur dont il avait fait preuve dans Soie, son roman le plus célèbre.

S’est-il projeté dans la situation de l’écrivain qui veut arrêter d’écrire ? En tout cas, l’auteur italien livre là une belle fable, et peut-être une forme d’autoportrait à travers la question de l’identité de l’auteur qu’il aborde en fin d’ouvrage – peut-être un message secret est-il caché dans les dernières pages, concernant Alessandro Baricco lui-même ? – quoi qu’il en soit il démontre une réelle prouesse à mener jusqu’au bout cette idée d’écrivain exécutant portrait.

Alice-Ange

Du même auteur : Océan mer, Novecento : pianiste, Soie, City, L'âme de Hegel et les vaches du Wisconsin

Extrait :

Le soir Jasper Gwyn relut les sept pages carrées qui, sur deux colonnes, contenaient le texte du portrait. Son idée était de les envelopper ensuite dans le papier de soie et d’insérer le tout dans la chemise à élastiques. Alors son travail serait terminé.
- Qu’en pensez-vous ?
- Vraiment pas mal, répondit la dame au foulard imperméable.
- Soyez sincère.
- Je le suis. Vous vouliez écrire un portrait et vous avez réussi. Franchement je n’aurais pas misé un penny là-dessus.
- Ah non ?
-Non. Écrire un portrait, a-t-on idée ! Mais maintenant j’ai lu vos sept pages, et je sais que cette idée tient la route. Vous avez trouvé le moyen de la concrétiser. Et je dois admettre que ce moyen est tout simplement génial. Chapeau.
- C’est aussi grâce à vous.
- Vous croyez ?
- Il y a pas mal de temps, vous ne vous en souvenez peut-être pas, vous m’aviez dit que si je devais être copiste il fallait que j’essaie plutôt de copier les gens, et pas des chiffres, ou des courriers médicaux.
- Si, je m’en souviens, c’est la seule fois où nous nous sommes rencontrés de mon vivant.
- Vous m’aviez dit que j’y arriverais très bien. A copier les gens, j’entends. Vous affichiez une assurance sans faille, comme si ce n’était pas la peine d’en discuter.
- Donc ?
- Je ne pense pas que cette idée de portrait me serait venue à l’esprit si vous ne m’aviez pas dit cela. De cette façon. Je suis sincère : sans vous, je n’en serais pas là.

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Mr Gwyn de Alessandro Baricco - Éditions Gallimard - 184 pages
Traduit de l'Italien par Lise Caillat