Les publications qui sont réunies ici ont été écrites à des moments différents : il ne s’agit pas de nouvelles, mais de récits, de descriptions ou de scènes marquantes.

Le Caprice de la Reine ? direz-vous.
Un narrateur décrit le paysage qui l’entoure. Et l’on touche du doigt la complexité à mettre un ordre dans l’organisation de la perspective, en l’occurrence un travelling à 360°, avec pour pivot l’image d’un troupeau de vaches.
Au passage, Jean Echenoz apprend aux jeunes auteurs l’art de la description :

Nous ne le savons pas, pour autant qu’il est difficile dans une description ou dans un récit, comme le fait observer Joseph Conrad dans sa nouvelle intitulée Un sourire de la fortune, de mettre chaque chose à sa place exacte. C’est qu’on ne peut pas tout dire ni décrire en même temps, n’est-ce pas, il faut bien établir un ordre, instituer des priorités, ce qui ne va pas sans risque de brouiller le propos : il faudra donc revenir sur la végétation, sur la nature, cadre non moins important que les objets culturels – équipements, bâtiments – que nous essayons d’abord de recenser.

La chute nous révélera pourquoi on peut ricaner en douce du dernier caprice de la reine.

L’art de la description s’applique directement à ces Vingt femmes dans le jardin du Luxembourg. Chacune des statues du Luxembourg est décrite selon le même schéma : une phrase générale sur la statue, puis une note sur la coiffure, sur les bijoux et enfin sur l’expression.
Où l’on découvre des reines (sans caprice) tour à tour déterminées, volontaires, décidées, méditatives, nostalgiques, inspirées, rêveuses, indifférentes, autoritaires, fières mais soucieuses, ou résignées.

Mon récit préféré est peut-être celui qui s’intitule Génie civil. On y croise un dénommé Gluck, ingénieur de son état.

Bien que cette scène se déroule dans le sud des États-Unis et que pas mal de gens portent ce nom de Gluck un peu partout dans le monde, celui-ci a mené en France des études scientifiques avancées jusqu’à l’École centrale des arts et manufactures où il a obtenu un diplôme d’ingénieur en génie mécanique. Puis il s’est marié, dirigé vers la construction plutôt que vers les mines qui lui ouvraient aussi leurs portes en souriant. (…) Il s’agissait surtout de bâtir des ponts.

Ce passionné va se mettre en tête, une fois veuf, de consacrer tout son temps, toute son attention, […] toutes ses aptitudes et ses pensées à la description des ponts. Et écrire ainsi un Abrégé d’histoire générale des ponts.
On pense naturellement à une autre auteure que les ponts ont passionnée, Maylis de Kerangal dans Naissance d’un pont. Et les trente pages du récit de l’histoire de Gluck aboutiront à une chute – dans tous les sens du terme – à la hauteur de la thématique.

Ironie, facétie, fantaisie, tout a été dit à propos du style d’Echenoz. Pour moi, je retiendrai le vocable d’élégance, celle d’un dandy à l’image du Maurice Ravel dont il a fait le portrait.
Et c’est toujours avec un grand plaisir qu’on le retrouve, comme ici avec ses sept petits récits, quintessence de son écriture.
On en redemande.

Alice-Ange

Du même auteur : Des éclairs, Courir, Je m'en vais, 14

Extrait :

Chronologiquement, c’était assez simple. Après qu’on s’est lassé de se balancer comme un gibbon d’arbre en arbre au bout d’une liane, on a eu l’idée d’utiliser autrement cette liane, détourner de son usage initial cet épiphyte grimpant et le tresser en cordages à l’aide desquels, pour enjamber les gorges et les torrents, on avait mis au point les premiers ponts à proprement parler.
Mais, très vite, à l’expérience on a jugé ce procédé trop précaire et fragile, tôt sujet à l’usure et de trop brève espérance de vie. Au-dessus de ces obstacles naturels on a donc imaginé de jeter des arbres abattus, d’abord de simples fûts plus ou moins ébranchés sur lesquels on pouvait se tenir droit et progresser au-dessus d’un gouffre en dépit du vertige – la naissance du vertige dans l’histoire de l’homme constituant au reste une question pleine d’intérêt. Passé l’émerveillement de cette découverte, mais compte tenu de la méthode des essais et des erreurs, et au vu des nombreux accidents qui en ont forcément résulté, on a jugé que c’était quand même toute une affaire de se tenir en équilibre là-dessus. Surtout cela n’autorisait pas, comme on l’avait très vite souhaité, le transport de charges conséquentes, d’ordre alimentaire pour l’essentiel.

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Caprice de la reine de Jean Echenoz - Éditions de Minuit - 128 pages