De Séléné, seule survivante d'une fratrie impitoyablement éliminée par la victoire d'Octave, on sait peu de choses :  En 29 avant notre ère, son exhibition, « enchaînée d'or » lors du Triomphe d'Octave sur l'Egypte, et, en 19, son mariage avec Juba, roi de Maurétanie. C'est donc dans ces interstices de l'histoire que va se faufiler la romancière pour redonner vie à une petite fille à l'enfance dorée, choyée par une nuée d'esclaves et de serviteurs, nounous, précepteurs, « pédagogues », très attachée à ses frères, mais dont les parents, le splendide Marc Antoine et la magnifique Cléopâtre, restent bien lointains. Ayant étudié attentivement les médailles où apparaît l'effigie de la future reine et les témoignages des auteurs latins, la romancière la décrit comme une fillette brune, pâle, timide et introvertie - elle est Séléné la lune -, formant un contraste saisissant avec son jumeau - Hélios le soleil - d'un blond éclatant comme son père. Les dix premières années de Séléné s'écoulent dans le calme trompeur du « Quartier royal », ville dans la ville d'Alexandrie, véritable « Cité interdite » son seul voyage étant celui effectué en Syrie où la Reine sa mère, rejoignit Marc Antoine, lui présentant les jumeaux. C'est ce dernier qui leur aurait donné leur surnom de Séléné et d'Hélios.

La romancière s'est efforcée de retracer les événements qui précédèrent la fin de l'Egypte et du rêve oriental de Marc Antoine à partir de ce que pouvait en saisir une petite fille intelligente et sensible, mais bien démunie face à la complexité de ce qui se jouait alors. Elle n'y réussit qu'en partie, mais qu'importe ! Le tableau qu'elle dresse de ce qu'était alors la ville d'Alexandrie fait rêver :  En ce temps-là, le monde était jeune, et Alexandrie la plus grande ville du monde. Du monde connu, bien-sûr. La « très brillante », comme l'appelaient les voyageurs, éblouissait par sa blancheur : blanches, les maisons basses, leurs terrasses de pierre tendre, les colonnes d'albâtre, les avenues pavées de marbre, et blanc, le grand Phare, « la plus haute tour du monde » dressé comme un aviron géant au-dessus des vagues.
Non moins attachant est le portrait d'Antoine, héros shakespearien, doué en tout, mais trahi par lui-même et par les siens. Les enfants d'Alexandrie se termine par sa mort, celle de Cléopâtre, l'assassinat de Césarion et d'Antyllus, deux futurs rivaux possibles d'Octave, et l'embarquement de Séléné et de ses deux derniers frères pour Rome, où ils vont figurer au Triomphe du vainqueur.

Quel contraste entre Alexandrie l'étincelante et Rome ! C'est ce que constatent avec effarement les jumeaux en découvrant la capitale : Rome. Une ville rouge qui cuit à l'étouffée dans ses vieilles murailles, une ville étranglée entre ses collines couronnées de temples raides, accroupie entre ses collines pouilleuses comme une mendiante entre des tas d'ordures. Ainsi commence le second volet de la trilogie, Les Dames de Rome. Qui sont ces Dames ?

Au premier plan, Octavie, sœur d'Octave et épouse répudiée de Marc Antoine, première Dame selon la volonté de son frère, puis l'épouse de celui-ci, Livie. Viennent ensuite les enfants, nombreux, dont les deux filles qu'a eu Octavie d'Antoine. C'est avec eux et sous la protection d'Octavie que Séléné et Hélios vont vivre désormais. A vrai dire on se perd un peu dans cette collection d'enfants, mais les auteurs latins s'y perdaient déjà. Séléné est alors une fillette traumatisée par « Le grand fracas », (ainsi appelle-t-elle la prise d'Alexandrie par les troupes d'Octave). La mort de ses parents, l'assassinat de Césarion et d'Antyllus, la perte de tous ses repères. Elle ne rêve d'abord que de suicide, puis de venger toutes ces morts. Mais que peut une petite fille face à un Octave ? De ce dernier, la romancière trace un portait peu flatteur, le pendant négatif de celui d'Antoine : piètre soldat chétif, mauvais orateur, mais redoutable politique, bien entouré d'excellents stratèges comme Agrippa et Mécène, et impitoyable.  C'est qu'on n'appelait pas « Auguste » alors, ce jeune homme au visage de marbre, on l'appelait « Apollon Bourreau ». Petit à petit cependant, la fillette sauvage et silencieuse va « s'intégrer », se « romaniser », devenir la presque confidente d'Octavie lorsque celle-ci perd son fils unique, Marcellus, héritier probable d'Octave.

Les deux tomes de La reine oubliée sont passionnants : l'érudition et la rigueur de l'historienne se mêlent au talent de la conteuse qui fait revivre une civilisation et des personnages disparus, s'attachant à mille détails de la vie quotidienne qui font le sel du récit. Non moins passionnantes sont les notes à la fin de chaque volume où la romancière explique sa démarche, ses choix, sa méthode d'écriture d'un roman historique, différente de Marguerite Yourcenar pour Les Mémoires d'Hadrien, fait part de ses doutes. On attend avec impatience L'Homme de Césarée, dernier volet du triptyque.

Marimile

Du même auteur : La chambre

Extrait :

Où sont les dieux ? Sont-ils aveugles ? Sont-ils sourds ? Pour ses frères assassinés, Séléné avait imploré la pitié du Ciel, puis la fureur des flots. En vain. Isis n'éprouvait plus de compassion, et Poséidon, plus de colère. Comme ses prières, ses cheveux morts s'en allèrent au vent. Les navires de Rome tiraient dans leur sillage le long ruban de ses suppliques inutiles et de ses fourberies ratées ; elle vivait, Octave vivait.
D'avril à juin, elle traversa la Grèce sans la voir. Ses paupières s'étaient recollées, prétendait-elle, et des essaims de mouches la persécutaient. Mais, grondait Cypris, tu n'es pas malade, tes yeux sont aussi propres qu'au jour de ta naissance. Arrête de pleurnicher !
- J'ai mal, Nourrice, j'ai trop mal.
A Actium, rebaptisée Nicopolis, « ville de la victoire », elle ne put assister à l'inauguration que César Imperator avait dédié à sa Fortune,, elle ne vit pas sur le rivage, les hautes carcasses des vaisseaux de l'armée d'Orient-éperons rompus, mâts arrachés, carènes brûlées.
Alexandre, lui, a reconnu les traces de la défaite, il a senti la persistante odeur d'incendie et de chair pourrie. Le soir de la cérémonie, il est venu auprès de sa sœur alitée, il a dit :  Je tuerai ce porc, cette vipère à cornes. Quand je serai grand, je le tuerai.
Elle ne lui dira pas ce qu'elle sait déjà : aucun dieu ne les aidera. Les dieux sont passés à l'ennemi ; les enfants de Cléopâtre sont maudits.

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Les enfants d'Alexandrie (T1) - 401 pages

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Les dames de Rome (T2) - 451 pages
de Françoise Chandernagor - Éditions Le livre de poche