Ce succès, Edouard Louis le doit certainement en partie au titre de son ouvrage, accrocheur, intrigant. Car qui est cet Eddy Bellegueule, ce nom si marquant à l’oreille ? A l’inverse de ce que pourrait penser la mention « Roman » sur la couverture, Eddy n’est pas un personnage de fiction mais Edouard Louis lui-même. Une fois quittée la Somme où il a grandi, il a en effet souhaité prendre ses distances avec une famille et un milieu dont il se sentait différent, rejeté. Et la solution la plus radicale est ce changement de nom, assez intéressant avec un passage d’un prénom très populaire à un prénom bourgeois, et un nom qui évoque la royauté française alors que Bellegueule fait plutôt penser à Johnny ou à un séducteur de boite de nuit.

Roman, est-il donc indiqué. Si l’ouvrage est inspiré de la vie de l’auteur, cette mention n’est toutefois pas usurpée. Edouard Louis relate son histoire, faite d’humiliations dans les couloirs du collège, de remarques désagréables sur ses manières pas toujours masculines, des relations tendues avec sa famille mais aussi de moments de gratifications, comme lorsqu’il se produit au théâtre pour le spectacle de fin d’année. Edouard Louis produit également un travail d’écriture. Au fil des différents épisodes, il mêle la voix du narrateur, la sienne, celle d’un jeune homme cultivé et lettré, à celle de ses parents, de ses amis : une langue orale, directe, parfois vulgaire. Ce travail stylistique de confrontation des deux langues est un des points forts du livre. Par cette simple présentation, il montre que les différences sociales et culturelles passent aussi par le langage. Autre exemple : il raconte le passage d’un de ses cousins devant le juge, incapable de comprendre le vocabulaire châtié, sans être pédant, du magistrat. La langue apparaît clairement ici comme un marqueur social essentiel.

Dans toutes ses interviews, Edouard Louis mentionne les auteurs qui lui ont permis d’accéder à la connaissance et la littérature. En premier lieu, Pierre Bourdieu, le théoricien, entre autre, de la reproduction des inégalités sociales par l’héritage culturel. Puis Didier Eribon, rencontré à Amiens, et qui il partage le besoin d’une fuite pour s’assumer, notamment sexuellement (ils sont tous deux homosexuels). Enfin, Annie Ernaux, autre proche de Bourdieu et qui a aussi raconté son histoire dans toute son œuvre littéraire. Ses références sont très fortes dans l’ouvrage. Certes, il raconte des épisodes vexants, voire humiliants, qu’il a eu à subir, y compris dans sa famille. Pourtant, il ne semble pas en tenir rigueur aux protagonistes : il dénonce le cadre social replié, la peur de l’autre (les arabes et les noirs à Amiens, la grande crainte du père), et ce qui pèse sur la famille sans qu’elle s’en rende compte. Par exemple, il raconte que les "pédés" sont souvent pointés du doigt dans le village. Eddy est ainsi la cible des critiques, y compris de la part de son père. Mais lorsqu’un homosexuel connu et affiché se fait malmener dans une fête, c’est son père qui intervient pour le défendre. Comme si la pression sociale imposait de pointer du doigt les homos, et que son père ne s’y plie que jusqu’à un certain point.

Il y est question de domination sociale, que réfute la mère d’Eddy car elle ne veut/peut pas accepter le fait d’être dominée. Et peu importe que cette domination soit collective et non individuelle. Alors, par moment, j’ai eu un peu l’impression de lire un ouvrage de Bourdieu appliqué à un cas pratique. Malgré cette toute petite réserve, le roman d’Edouard Louis est un ouvrage important : il montre une réalité spécifique (la Picardie n’est pas représentative de la France : plus pauvre, moins diplômée notamment) mais pose le doigt sur des comportements humains dont on parle peu. Peut-être simplement parce que peu de personnes issues de ces milieux peuvent, ou plus certainement osent, écrire leur histoire. Ce n’est pas le moindre mérite d’Edouard Louis d’avoir porté cela par écrit.

  Yohan

Extrait :

Toutes les sorties tournaient autour de l'arrêt d'autocar, qui était le centre de la vie des garçons. Nous y passions nos soirées, à l'abri du vent et de la pluie; Il me semble qu'il en a toujours été ainsi : les garçons à l'adolescence se retrouvaient chaque soir, là, pour boire et discuter. Mon frère et mon père étaient passés par là, et en retournant au village, j'ai vu les garçons qui n'avaient pas huit ans quand je suis parti. Ils avaient pris la place que j'avais occupé quelques années auparavant ; rien ne change, jamais.


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En finir avec Eddy Bellegueule
 d'Édouard Louis - Éditions du Seuil - 220 pages