Avant d'évoquer l'intrigue haletante, il convient de parler du choix narratif fait par Mouawad. L'intrigue n'est pas raconté par Wahhch, le personnage principal, ni par un de ses proches, ni même par narrateur extérieur. Ce sont des animaux, spectateurs des différentes scènes de l'ouvrage, qui sont dépositaires du récit. Chaque chapitre est pris en charge par l'un d'entre eux, pour une période plus ou moins longue : on croise des papillons, des oiseaux, un boa, un chat, des araignées,... Les chiens occupent une place important, notamment l'un d'entre eux, presque aussi grand qu'un loup, qui devient le compagnon de route de Wahhch.

En effet, Wahhch erre, à la recherche de la paix intérieure. Par un jour banal, à Montréal, il découvre chez lui sa femme, enceinte, éventrée et violée. Pris d'une pulsion de folie qu'il sent monter et d'une crainte d'être à l'origine de ce massacre, il part pour retrouver le meurtrier. Pas pour le tuer, mais pour le voir, pour se persuader qu'il n'est pas coupable de cette double mort.

Ses recherches l'emmènent dans une réserve indienne, où il sait que se trouve le meurtrier. Les trafics dirigent la vie de cette communauté et il sent très vite que ni la police, ni les locaux ne souhaitent l'aider. L'ambiance est d'autant plus lourde que ceux auprès de qui il se confie sont atrocement tués. Alors que le meurtrier quitte le camp, il décide de le poursuivre. Il le suit dans la campagne enneigée, traverse la frontière américaine et vit des épisodes qui réveillent de douloureux souvenirs.

En effet, ce drame sanglant est à l'origine de réminiscences violentes chez Wahhch. D'origine libanaise, il a fui son pays après le massacre de Sabra et Chatila, où, enfant, il était présent. Cet événement est fondateur car s'il y a survécu, toute sa famille a été tuée. Comme souvent chez Mouawad, en particulier dans sa quadrilogie théâtrale Le sang des promesses, l'histoire libanaise est au cœur de l'intrigue. L'exil de Wahhch n'est pas suffisant pour le protéger des douleurs liées au passé, comme lorsqu'il se retrouve enfermé à l'arrière d'un camion transportant des chevaux. L'odeur, la chaleur sont insupportables pour lui, car tout cela le ramène à la mort de sa famille.

Mais Mouawad ne se contente pas d'évoquer le Liban. Il donne à voir une certaine Amérique, avec une traversée des Etats du milieu du pays et une plongée dans l'histoire locale rythmée par ses rencontres. Puis, il y a le dénouement, violent, dérangeant, troublant. Plus rien à voir avec la mort de sa femme, mais Wahhch y cherche une paix intérieure. Une fin où les animaux gardent toute leur place et qui évoque irrémédiablement la tragédie antique, autre thème au cœur de l’œuvre du dramaturge, qui s'est récemment attaqué à l'intégrale des pièces de Sophocle.  Deuxième roman de l'auteur, Anima est un ouvrage formidable, qui permet à Mouawad de traiter ses thèmes habituels et de s'adapter pleinement à la trame romanesque. L'idée de donner aux animaux le rôle de narrateur est excellente, mais plus qu'une idée, elle est formidablement mise en œuvre dans cette intrigue qui reste inéluctablement en mémoire.

Du même auteur : Le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face, Assoiffés

Yohan

Extrait :

PAPILIO POLYXENES ASTERIUS

La voiture a perdu sa puissance motrice. Elle est immobilisée. Peut-être morte. Je m'élève. Les pans latéraux sont déployés. La voie est libre. Je virevolte vers la sortie qui donne sur la grand-route. Mais juste là, dehors, il y a le chien. Je vois l'homme. Il est dehors. Le sang coule de sa jambe dénudée. Je virevolte. Je sors. L'homme dévale le talus. Il gagne un champ enneigé. Il tombe. Il se retourne. Il recouvre sa jambe de neige.

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Anima de Wajdi Mouawad - Éditions Actes Sud - 395 pages