Comme l'explique l'auteur dans la postface de cette édition parue en livre de poche, il souhaite non pas seulement toucher à l'intellect du lecteur, mais également à ses affects. Lordon fait le constat amer que les idées, aussi séduisantes soient-elles, ne permettent pas de faire évoluer les esprits. C'est pour cela qu'il a eu recours à une forme artistique, le théâtre, pour exposer sa vision de la crise financière de 2008. Quitte à prendre cette voie, il a décidé de l'explorer jusqu'au bout : du théâtre, mais du classique, en alexandrins, avec coupure à l'hémistiche. Si parfois, certains d'entre eux sont tirés par les cheveux, ce geste artistique prend ici un sens et une puissance toute particulière.

Au coeur de cette pièce, plusieurs protagonistes. D'un côté, les banquiers, qui voyant leurs actifs s'effondrer et craignant d'être faillis, se demandent quelle porte de sortie prendre. De l'autre, l'Etat, représenté par le président et quelques conseillers. La confrontation de ces deux mondes, où plutôt la collaboration qui va se mettre en place, est au coeur de l'oeuvre de Lordon. Les banquiers, effrayés, se tournent vers l'Etat pour rembourser leurs dettes. Puis, lorsque les banques se sont renflouées et que l'Etat fait face à une augmentation de sa dette, les banquiers se défilent. Cette contradiction est dénoncée vigoureusement par Lordon, qui par des personnages aux traits très marqués parvient facilement à convaincre le lecteur.

Mais, outre cette confrontation lors de laquelle les quelques voix discordantes sont éteintes, la pièce est également l'occasion de dénoncer d'autres travers de la financiarisation du monde. C'est d'abord le langage qui est au coeur du récit. L'utilisation de termes anglais, d'un sabir financier incompréhensible des non-initiés, d'acronymes est ici dénoncé car il est considéré comme un moyen d'écarter le peuple des discussions. On retrouve aussi dans la pièce la notion de bouc émissaire à travers l'image du trader. Lorsque les banquiers cherchent une cause à la crise financière, ils préfèrent pointer du doigt quelques comportements excessifs plutôt que remettre en cause les bases du système.

Mais outre l'aspect militant revendiqué par Lordon, l'ensemble du texte est marqué par l'humour. Il y a déjà la forme avec le mélange de la forme classique et du sujet très moderne, ce qui permet l'association de registres lexicaux habituellement éloignés. Lordon utilise également l'alexandrin pour user d'un humour parfois cynique dans le choix des rimes. Ainsi, finance rime avec déchéance, subprime avec crime ou crédit avec déconfit. Au final, est-ce une pièce de théâtre ou un essai ? Les deux, certainement, d'autant que le texte a été porté sur scène, notamment à Avignon l'an dernier, mais aussi à l'écran, par Gérard Mordillat dans Le grand retournement. Comme quoi, il est possible de faire oeuvre artistique avec un sujet d'actualité souvent considéré comme obscur.

Yohan

Extrait :

LE FONDE DE POUVOIR

Le sabir des traders nourrit leur babillage
Vous devriez apprendre, ça n'est pas difficile :
A peine quelques heures de méthode Assimil.
C'est même encore trop riche, il suffit de bien moins :
De quelques mots d'anglais, francisés à la main.
On voulait d'eux du gain, pas de l'Académie,
Il faut bien avouer qu'on a été servis...
Ça n'est plus une langue mais une soupe horrible,
La seule que ces gens ont trouvée comestible.
La dégénérescence a suivi le profit,
La langue est corrompue et le verbe périt. 

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D'un retournement l'autre de Frédéric Lordon - Éditions Points Essai - 135 pages