Au départ de cette aventure, une modeste famille de fermiers méthodistes venue s'installer dans le bourg d'Hydesville dans l'état de New-York, mais à des années-lumière de la capitale. Dans la vieille ferme branlante dont les bois craquent de toutes parts, vivent le père Fox, alcoolique invétéré, sa femme, « Bonne mère », plutôt crédule et bornée, et deux de leurs filles, Margareth, 13 ans, et Kate, 11 ans. Leur sœur aînée, Leah, a fui la misère et la maison paternelle pour s'installer dans la ville voisine où elle donne des leçons de piano aux jeunes filles d'une bourgeoisie naissante. Kate, qui ne s'est pas remise de la mort de son jeune frère, est une enfant fragile, impressionnable, insomniaque et parfois somnambule. Dans cette maison de bois battue par les flots du ciel comme l'arche de Noé au moment du Déluge, elle savourait sa solitude même si les araignées de la peur parcouraient d'un long frisson la peau de ses bras et de ses cuisses.

Un soir de mars 1848, peu avant minuit, les fillettes sont réveillées par d'étranges bruits, des coups qui résonnent à intervalles réguliers. Pour Kate il s'agit de l'esprit, qu'elle nomme «  Mister Splitfoot », d'un colporteur qui, murmure-t-on dans le village, aurait été assassiné dans cette maison. Peu à peu la rumeur se répand dans la contrée que les sœurs Fox sont capables de communiquer avec l'esprit des morts. Après que le pasteur méthodiste ait jeté l'anathème sur cette famille d'hérétiques, une foule compacte vient assiéger la maison hantée, les uns criant au miracle, les autres, plus nombreux, avides de brûler les « sorcières ». Leah, en femme avisée accourt alors et va installer sa mère et ses sœurs dans la ville voisine. Elle réussit à organiser officiellement des séances publiques de spiritisme. Le succès est foudroyant : adeptes convaincus et détracteurs se pressent pareillement aux séances, d'autant que Kate, pour perfectionner sa méthode va utiliser le guéridon à trois pieds qui peut danser dans les pièces. Le « Modern spiritualism » est né. Mais le triomphe n'a qu'un temps : des émules de toutes sortes s'emparent de l'idée, et si Leah s'en sort plutôt bien, ses sœurs plus fragiles n'ont pas la même chance et vont sombrer dans l'alcool et le dénuement. Le coup de grâce est donné par Maggie elle-même, qui dévoile publiquement la supercherie.

A travers le « roman » des sœurs Fox, Hubert Haddad fait revivre 50 ans d'une Amérique en pleine construction, bouillonnante d'énergie, peuplée d'immigrants avides de se faire une place au soleil, d'aventuriers de toute sorte, où pullulent les sectes, méthodistes, baptistes, adventistes, quakers, Parfaits. Cette histoire de la « Naissance d'une nation », l'auteur la parcourt au galop, de la fin de la guerre du Mexique à l'abolition de l'esclavage, en passant par la guerre de Sécession et l'essor du capitalisme. L'activité fiévreuse qui caractérise cette époque est rendue par une multiplication des points de vue (l'auteur, le journal de Kate, certains personnages), un style d'une virtuosité étourdissante, des pages qui sont de véritables morceaux de bravoure : je pense aux descriptions des villes de Rochester et de New-York ou à l'évocation des champs de bataille de la guerre de Sécession. La figure des héroïnes, Kate et Maggie, semble alors bien pâle à côté de ce flamboiement.
Des personnages secondaires un peu symboliques, l'aventurier, le prédicateur méthodiste, la jeune femme qui s'émancipe d'une éducation rigoriste et deviendra une pionnière du mouvement féministe traversent aussi le roman. J'ai regretté qu'ils ne soient que cela, des symboles d'une nation en devenir.
Un autre petit bémol : des comptines en anglais ponctuent souvent la fin d'un chapitre. On aurait aimé en avoir la traduction.
Mais dans l'ensemble, on se laisse emporter par la fougue et aussi l'humour d'un auteur décidément très protéiforme.

Marimile

Du même auteur : Palestine, Le peintre d'éventail, Opium poppy

Extrait :

Dehors, une pluie fine lustrait l'asphalte gris des chaussées qui alternaient avec le pavage des esplanades. Les allumeurs de becs de gaz commençaient leur tournée, d'un trottoir l'autre et des halos pailletés suivaient leurs pas tranquilles. Les grands magasins fermaient à peine au nez de flâneurs indécis. Dans le contre-jour des vitrines, défilaient quantités d'ombres chinoises-commis, mendiants, marchands ambulants, familles, filles publiques, - à tout moment balayés par les crinières des attelages. Kate scrutait ces météores sans plus se situer nulle part. Tout allait trop vite, plus rien ne ressemblait à hier. Les adultes autour d'elle voulaient absolument jouer au chat et à l'esprit. Ils avaient tous un tas de victimes sur la conscience. Qui peut jurer qu'il n'est pas responsable du suicide de l'un, de la maladie fatale de l'autre ?

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Théorie de la vilaine petite fille de Hubert Haddad - Éditions Zulma - 387 pages