C’est aussi – paradoxe ! – l’un des humoristes les plus lus, et pourtant personne ne reconnaît son visage dans la rue.
Mallarino est sur le point de recevoir une prestigieuse reconnaissance au Théâtre Colon de Bogota. Magdalena, son ex-femme avec qui il ne vit plus, sera bien présente dans l’assistance. C’est elle qui, la première fois qu’il s’est vu rectifier l’un de ses dessins par un rédacteur en chef soucieux de ne pas déplaire aux annonceurs, l’a incité à s’adresser au quotidien libéral le plus ancien du pays, en proposant, outre le dessin refusé, un contrat très particulier : le journal ne l’embaucherait pas avec un salaire fixe, mais il enverrait tous les jours un dessin que le journal s’engagerait à publier.
"Il pressentait que la place qu’il occupait dans le monde venait de changer radicalement. Il ne se trompait pas. A cet instant débuta la période la plus intense de son existence, dix ans au fil desquels, après avoir vécu dans l’anonymat, il se fit une réputation, puis accéda à la notoriété au rythme d’une caricature par jour."
Cette période fantastique est célébrée par la Ministre de la Culture en personne, dans un brillant discours qui décrit les quarante années de sa carrière de caricaturiste.
Seule sa fille Béatriz est absente de la cérémonie.

Pourtant, le lendemain de la commémoration, quand il ouvre sa porte à une jeune journaliste, Samantha Leal, venue lui demander une interview, il a presque oublié la séance de dédicace après les discours, mais surtout il ne souvient pas d’avoir accepté – il ne le fait jamais d’ordinaire – de recevoir chez lui cette jeune femme pour l’interview. Il se sent bizarrement bien avec elle. Il se sent loquace, communicatif, ouvert, prêt à se livrer. Mais il n’est pas au bout de ses surprises.
En effet, quand elle lui dit qu’elle souhaite voir son bureau, là où il réalise ses dessins, et qu’elle découvre enfin le dessin qu’elle recherche, elle lui révèle enfin le véritable motif de sa visite…

On ne dira rien de l’histoire de Samantha et de la deuxième partie du livre qui s’ouvre alors.

Disons simplement que l’essentiel de son histoire va porter sur le pouvoir que peut avoir un journaliste qui caricature les hommes publics. Un pouvoir qu’on peut qualifier de terrifiant.
Ajoutons que Samantha a déjà rencontré Mallarino quand elle était petite. Qu’elle a vécu une scène traumatisante dont elle a oublié tous les détails. Et dont Mallarino est partie prenante.

Faut-il raviver la mémoire et raconter ce qui s’est passé ?
Faut-il démasquer ce qui est inavouable ? Toutes les vérités sont-elles bonnes à dire ?
Mais qu’est-ce que la vérité ? Est-ce qu’il n’en existe qu’une seule ?
"Restaurer la mémoire", est-ce une tâche à laquelle l’historien – l’écrivain – doit se livrer ?
Juan Gabriel Vasquez explore le thème de la mémoire et de ses ressorts. De la même manière que Javier Marias dans son Comme les amours, il remonte l’histoire à la trace … mais ce qu’il pourrait y découvrir n’est pas toujours souhaitable.
Culpabilité, recherche de la vérité, ou de la véracité, l’écrivain explore avec son double caricaturiste des thèmes auxquels sont confrontés les écrivains qui puisent dans la grande histoire de quoi nourrir la leur. Comme dans Le bruit des choses qui tombent.
"La mémoire a la merveilleuse capacité de se rappeler l’oubli, son existence, sa manière de se mettre en faction, nous permettant ainsi d’être prêts à nous souvenir ou de tout effacer si on le souhaite."

"C’est une pauvre mémoire que celle qui ne fonctionne qu’à reculons" dit la Reine Blanche à Alice au Pays des Merveilles. Dans un final hommage à Carlos Fuentes où il joue magistralement avec les temps, Juan Gabriel Vasquez imagine l’avenir immédiat de Javier Mallarino et clôt un roman remarquable à l’attention de tous ceux qui sont en quête de sens.

Alice-Ange

Du même auteur : Le bruit des choses qui tombent

Extrait :

Vous savez, on vit une époque détraquée. Nos dirigeants ne dirigent plus rien et se gardent bien de nous raconter ce qui se passe. C’est là que j’entre en scène. Je dis ce qui se passe aux gens. L’important, dans notre société, ce ne sont pas les événements en soi, mais ceux qui les racontent. Pourquoi laisser ce soin aux seuls hommes politiques ? Ce serait un suicide, un suicide national. On ne peut pas leur faire confiance, on ne peut pas se contenter de leur version, il faut en chercher une autre, celle d’autres personnes ayant d’autres intérêts, celle des humanistes. C’est ce que je suis : un humaniste. Je ne suis pas un humoriste. Je ne suis pas un barbouilleur. Je suis un dessinateur satirique, une activité qui comporte également ses risques, inutile de vous le préciser. Le risque du dessin, c’est de devenir un analgésique social : sous forme de dessins, les choses sont plus compréhensibles, plus assimilables. Il est moins douloureux de les affronter. Je n’ai pas envie que mes caricatures jouent ce rôle, surtout pas. Mais c’est peut-être inévitable.

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Les réputations de Juan Gabriel Vasquez - Éditions du Seuil - 192 pages
Traduit de l'espagnol (Colombie) par Isabelle Gugnon