Patrick Deville, écrivain-voyageur, s’est mis dans les pas de l’un et de l’autre, a sillonné le Mexique pendant dix ans, retrouvé la trace de Lowry à Vancouver, pris le Transsibérien jusqu’à Vladivostok pour mieux s’imprégner de l’épopée du révolutionnaire Trotsky chef de l’Armée Rouge, qui, à bord de son train blindé parcourut en tout sens son pays pendant deux ans. Malcolm Lowry et Trotski, aux antipodes l’un de l’autre, ne se sont jamais rencontrés au Mexique, mais le premier admirait profondément le second, et ce qui les relie, c’est l’écriture : Lowry ne vit que pour l’écriture (et l’alcool), Trotsky écrit beaucoup, mais fait passer avant tout l’action politique.
Si ces deux hommes dominent la scène, d’autres personnalités et non des moindres les ont connu, les ont croisé ou se sont trouvées au même endroit à la même époque : Frida Kahlo et Diego Rivera qui accueillirent chez eux Trotski et son épouse à leur arrivée au Mexique avant une brouille définitive, la photographe Tina Modotti, stalinienne opposée à Trotsky, la poétesse argentine Alfonsina Storni admirée de Gabriela Mistral… Patrick Deville s’intéresse aussi à la figure énigmatique de B. Craven, l’homme aux identités multiples, qui fut tour à tour révolutionnaire anarchiste, boxeur, écrivain. Lowry dévorait ses romans d’aventures. André Breton qui fait un peu pâle figure à côté de ces personnages hors du commun fit aussi le voyage à Mexico pour voir Trotsky et invita Frida à Paris. Sans oublier Antonin Artaud à la recherche de ses Tarahumaras. Entre tous ceux-là, et d’autres encore, l’auteur de Peste et choléra tisse des liens, fait apparaître des coïncidences, jongle avec les dates et les lieux. C’est passionnant, parfois un peu touffu, et souvent vertigineux.
Dans Viva, l’auteur redonne vie et souffle à toute une époque et à des grands de l’histoire de l’art, des lettres et de la politique, et ce faisant, met en lumière ce qui me semble le propos essentiel de son livre, la transmission. En exergue, il cite Walter Benjamin :"Il existe un rendez-vous tacite entre les générations passées et la nôtre. Nous avons été attendus sur terre." Ainsi Trotsky dans son train blindé lit et relit Tolstoï, et des années plus tard Patrick Deville contemple les rails rouillés de la ligne Tampico-Mexico en pensant au proscrit qui prit le train de cette ligne en compagnie de Frida Kalho. Ainsi, au révolutionnaire nicaraguayen Sandino assassiné, succèdent bien plus tard Fidel Castro et Che Guevara réfugiés au Mexique. Peut-être le Che a-t-il en tête l’image du Consul d'Au-dessous du Volcan lorsqu’il décide d’escalader le Popocatepetl pour s’entraîner à la guérilla… Plus tard encore, le sous-commandant Marcos qui dirige la guérilla indienne dans le Chiapas au sud du Mexique, revendique la figure d’Antonin Artaud….
Patrick Deville sait rendre sait rendre les vertiges du temps dans un style d’une grande puissance alternant avec des phrases qui ont la précision du scalpel.
Que viva Mexico !
Marimile
Extrait :
Dans la petite bande, Rivera est celui qui allie la fureur mexicaine à celle de Montparnasse. Il a passé quatorze années de sa vie entre Paris et l’Espagne et l’Italie connaît sur le bout des doigts le Quattrocento et le cubisme et les fresques du Temple du jaguar à Chichén Itza dans le Chiapas. Il sait les secrets des vernis de la Renaissance et le bleu du manteau de la Vierge par Philippe de Champaigne. Les fonds à la chaux et les pigments des Mayas. La peinture à la résine du copal que fixe la sève du nopal. Rivera est au sommet de sa puissance, peint sept jours par semaine et quinze heures par jour, vit sur les échafaudages, couvre le Mexique des centaines de mètres carrés de ses fresques multicolores, vient d’achever celles du palais de Cortès à Cuernavaca que Lowry verra dans dix ans et glissera dans le Volcan. Il brosse à grands coups les images violentes de l’histoire du peuple, les hymnes narratifs que comprennent et commentent au marché les paysans illettrés, jette aux murs à grands seaux de couleurs sa foi en la vie, en la beauté de la nature et des corps, les seins lourds aux aréoles brunes, le rythme des saisons et les travaux des champs, l’orage violet sur la moisson, les prêtres guerriers dans leur peau de félin griffée de plumes, les sacrifices rouges…
Viva de Patrick Deville - Éditions du Seuil - 211 pages
Commentaires
jeudi 27 novembre 2014 à 09h58
J'ai lu des extraits de ce roman cet été, et j'avais été très tenté par cette écriture et cette narration, qui semble ouvrir beaucoup de portes à la fois.
Et puis, la vie de Trotsky à Mexico n'est pas sans me rappeler le livre de Padura, L'homme qui aimait les chiens. Un billet qui ne fait que raviver mon envie de découvrir cet auteur par ce roman.
samedi 29 novembre 2014 à 11h50
j'aime beaucoup cette critique.
comme je l'ai dit dans vendredi lecture, je peine un peu mais finalement je continue car ce livre m'apprend beaucoup de choses.
dimanche 30 novembre 2014 à 18h38
Yohan, c'est vrai que "Viva" ouvre de nombreuses portes et que ce livre m'a donné envie de découvrir ou redécouvrir certains auteurs et artistes cités. La figure de Trotsky remarquablement décrite par Patrick Deville fait penser bien sûr à "L'homme qui aimait les chiens" de Leonardo Padura,cité par l'auteur ainsi que de nombreux autres, "comme si Viva" étaitune manière d'introduction à leur lecture", écrit-il à la suite de ses "Remerciements".
Eve-Yeshe,oui, ce livre est une mine de renseignements variés, entre autres choses.