Deux histoires, et donc deux temporalités. Les chapitres intitulés Sang entraînent le lecteur dans la vie d'Etienne. Ce qu'il aime, c'est se confronter aux cas compliqués, presque désespérés. Sa devise : "Ta guérison, ma déraison", qu'il utilise comme un mantra après chaque opération réussie. La chirurgie est un artisanat. Il se moque de respecter les procédures, tant qu'il peut espérer faire du bien au patient. Il essaie d'ailleurs d'aider le directeur de l'hôpital, Saint-Aubin, le père d'Irène, son amie la plus proche.

Avec Fleur, c'est donc dans une paroisse de l'Ouest, zone qu'affectionne particulièrement l'auteur, qu'on se trouve plonger. On suit les pas d'Urbain Delatour et de son père. Apprenti chirurgien, il est spécialiste dans la cueillette de fleurs et la confection de potions aux pouvoirs réparateurs. Profitant du départ du seigneur qui décide de visiter toutes les villes thermales pour essayer de soigner son mal rénal, Me Delatour l'Aîné prend ses aises. Il réussit à convaincre la fille du seigneur de permettre aux paysans de cultiver les terres, fait renvoyer l'ancien curé, trop critique envers ses méthodes, et installe, avec l'aide d'un prélat haut placé, un homme en qui il a toute confiance.

Ces deux histoires, bien qu'elles traitent d'époques, de méthode et finalement de sujets différents, sont liées. Dans chacune, le praticien est confronté à une forme d'hubris, de démesure face aux pouvoirs que lui confère sa fonction. Cela se traduit par les actes du père d'Urbain, qui se transforme presque en châtelain de la propriété, aménageant avec quelques frais sa demeure rurale. C'est vrai également pour Etienne, qui va noyer ses doutes et sa relation tumultueuse avec Irène dans les grands crus de Bourgogne.

Il faut dire qu'Etienne ne peut pas vraiment compter sur Irene pour lui apporter de la stabilité. Est-ce elle qui est intervenue pour qu'il obtienne le poste de chef de service ? Comment est-elle réapparue, juste après la séparation d'avec sa femme ? Est-ce elle qui s'est introduit de façon anonyme dans le bloc opératoire, créant la panique dans tout le service ? Et est-ce elle qui a détruit le dossier médical de son père, qu'Etienne souhaitait prendre en charge ? Pour Urbain, encore plus que pour son père, Isabelle de Montchevreüil n'est pas non plus un modèle de simplicité. Elle aime se promener à cheval accompagnée de ses deux lévriers, habillée en homme et prend en l'absence de son père des décisions arbitraires et souvent incompréhensibles. Les femmes sont ainsi la source de beaucoup d'interrogations et de fantasmes pour ces hommes qui n'arrivent pas à les cerner.

Ces deux histoires, disjointes, se lisent avec beaucoup de plaisir. C'est une nouvelle fois un bonheur de se plonger dans la langue de François Vallejo et dans son style, différent à chaque roman. Ici, en traitant deux histoires, il s'offre même le luxe d'avoir deux styles assez éloignés. Dans Sang, la narration est assez saccadée, faite avec de nombreuses phrases verbales, de nombreux points-virgule, comme si la pensée du narrateur était aussi erratique que celle des personnages : Irène Saint-Aubin (I.S.A), difficile à cerner, et Etienne, qui sortirait d'un bar à vin. Pour Fleur, la langue est plus déliée, les phrases plus longues, beaucoup plus construites. On y retrouve l'ambiance de Ouest, avec ses personnages étranges, cette terre isolée et cette langue magnifique. Le seul bémol que je trouve à cet ouvrage est justement lié à ces qualités. Chaque style est juste, admirable, mais aussi exigeant. Et cela est d'autant plus exigeant qu'il faut, à chaque chapitre, revenir à l'autre époque et donc se réhabituer à un style. Ce va-et-vient demande de la concentration et a été par moment un frein dans mon plaisir de lecture. Fleur et sang donne toutefois une nouvelle preuve de la qualité d'écriture de François Vallejo.

Lire l'interview que François Vallejo a accordée au Biblioblog
Du même auteur : Métamorphoses, Le voyage des grands hommes, Les sœurs BrelanL'incendie du Chiado, Groom, Vacarme dans la salle de bal, Ouest, Madame Angeloso

Yohan

Extrait :

Il participe à la joie des buveurs, jusqu'à offrir un verre de romanée-saint-vivant à quelques voisins de comptoir hésitants, à cause du prix. Il insiste, donne toutes les garanties au patron. Ce geste lui attire la sympathie d'un cercle de plus en plus large. Ce type semble bien parti, essayons d'en profiter. Étienne les voit tous en attente, la même tête que les pires malades soumis à la décision du médecin qui les sauvera.
Il n'en peut plus de ces regards d'espoir, sa raison de vivre pendant des années. Il a fallu une bande de buveurs pour qu'il s'en aperçoive. On espère de lui une tournée générale de grands-échézeaux, le silence se fait autour de lui. Il tarde à la commander, en voyant toutes ces bouches à demi ouvertes suspendues à son bon vouloir et prêtes à se retourner contre lui., il le devine déjà, s'il les prive de la récompense attendue. Le patron se tient prêt à déboucher les bouteilles, une inquiétude pourtant. Le client a fait valoir son statut de chirurgien, chef de service, mais l'ardoise s'annonce exorbitante. Ce serait bien qu'il paie d'avance. La demande fait s'effondrer le charme en cours. Les clients comprennent que la romanée-conti et les échézeaux ne sont plus à leur portée, se rabattent sur un givry et se désintéressent de ce compagnon un moment trop expansif.



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Fleur et sang
de François Vallejo - Éditions Viviane Hamy - 259 pages