Nous sommes en Espagne, à la veille de l’été 1936. La guerre civile est sur le point d’éclater, mais, pour l’instant dans ce petit village de Haute Catalogne, tout cela est très loin. Au départ de l’histoire nous sommes dans une Espagne archaïque, où la mère de l’auteur est plutôt une mauvaise pauvre. Qu’est-ce qu’une mauvaise pauvre ? C’est une pauvre qui ouvre sa gueule. Il faut dire que l’horizon n’est pas très rose dans cette campagne d’avant 1936. Une femme comme sa mère n’a comme horizon que de devenir la bonne des notables du village, les Burgos, avant de se marier et d’enfanter d’une kyrielle de rejetons sous la surveillance vigilante de l’Église. Mais cet été là toute l’Espagne va basculer dans un autre temps, pour le meilleur et pour le pire.
Deux voix vont s’entremêler dans Pas pleurer : celle de Montserrat Monclus Arjona (c’est son nom complet), dite Montse pour faire plus simple, et celle de Georges Bernanos. Exilé aux Baléares, il va rédiger Les Grands Cimetières sous la lune, un témoignage sur les atrocités qu’il découvre sous ses yeux, véritable pamphlet anti franquiste, publié avec beaucoup de courage à une époque où toute l’Europe ferme les yeux sur les crimes de Franco.

Mais revenons tout d’abord à Montse. L’auteur la décrit au moment où elle réagit au verdict porté sur elle par le patriarche de la famille Burgos, quand elle se présente pour servir la famille. Elle est bien modeste. Ce mot va faire éclater la colère de la jeune femme, une colère en résonance avec les paroles de son frère Josep, qui va l’embarquer pour un périple à Lérida, découvrir la révolution qui va tout bouleverser.
La guerre, ma chérie, est tombée à pic nommé.
Commence alors un long récit, le récit de cet été 1936, au cours duquel la mère de l’auteur va vivre l’inimaginable, découvrir la vraie vie, et connaître probablement l’unique aventure de son existence. On y croisera Josep, son frère, on ira écouter les poèmes de Garcia Lorca, on criera Vive la liberté et on reviendra au village initial. On suivra alors le duel entre Josep et Diego, le fils adoptif des Burgos, et la destinée de cette femme prise dans les mailles de l’histoire espagnole. Une période historique très riche, qui a déjà fait l’objet de nombreux récits, comme ce roman que j’ai adoré, Dans la grande nuit des temps, de Antonio Munoz Molina.

Loin d’être un récit historique sur la période franquiste, Pas pleurer est avant tout un roman de cœur, un immense hommage à un personnage qui fut la mère de Lydie Salvayre. Pour mieux l’approcher, elle utilise le vocabulaire que parle sa mère au quotidien, sorte de nouvelle langue créée à la frontière de l’espagnol et du français.
Ainsi, on suit l’utilisation d’une moleste, on se raccorde (on se rappelle), on a un panadis au pouce, on jette des mirades angoissées, on court à toute vélocité, on se mire, on veut devenir quelqu’un, ser alguien, l’histoire est faite d’enfrontements, les plus cruels et les plus infelices, la justice immanente n’obédissant pas aux décrets de la justice des hommes (dit ma mère dans un français sophistiqué autant qu’énigmatique.).
Josep est un cœur pur, ça existe ma chérie, ne te ris pas, Josep est un caballero, si j’ose dire, il aime régaler, est-ce que régaler est français ? Il s’est dédiqué à son rêve avec tout sa juventud et toute sa candeur, et il s’est lancé comme un cheval fou dans un plan qui ne voulait rien d’autre qu’un monde beau.
C’est tout le sel de ce Pas pleurer, ce qui en fait son originalité, sa force, sans jamais qu’on tombe dans le folklore ou le ridicule.

Oui, le Prix Goncourt vient très justement récompenser un roman fort et beau qui nous permet, une fois la dernière page refermée, de voir autrement cet élan de libération que fut la révolution espagnole à son origine, mais aussi d’avoir partagé la vie d’une femme pendant l’été 1936 en Haute Catalogne, une femme bien vivante, avec une langue qui est sa signature. Une très belle réussite.

Alice-Ange

Autres romans de Lydie Salvayre : Hymne, La méthode Mila

Extrait :

Le 18 juillet 1936, ma mère, accompagnée de ma grand-mère, se présente devant los senores Burgos qui souhaitent engager une nouvelle bonne, la précédente ayant été chassée au motif qu’elle sentait l’oignon. Au moment du verdict, don Jaume Burgos Obregon tourne vers son épouse un visage satisfait et, après avoir observé ma mère de la tête aux pieds, déclare sur ce ton d’assurance que ma mère n’a pas oublié – Elle a l’air bien modeste.
Ma grand-mère le remercie comme s’il la félicitait, mais moi, me dit ma mère, cette phrase me rend folle, je la réceptionne comme une offense, comme une patada al culo, ma chérie, une patada al culo qui me fait faire un salto de dix mètres en moi-même, qui ameute mon cerveau qui dormait depuis plus de quinze ans et qui me facilite de comprendre le sens des palabres que mon frère Josep a rapportées de Lérida. Alors quand on se retrouve en la rue, je me mets à griter (moi : à crier), à crier Elle a l’air bien modeste, tu comprends ce que ça veut dire ? Plus doucement pour l’amour du ciel, implore ma mère qui est une femme très éclipsée. Ça veut dire, je bouillais ma chérie je bouillais, ça veut dire que je serai une bonne bien bête et bien obédissante ! Çà veut dire que j’accepterai tous les ordres de dona Sol sans protester et que je laverai son caca sans protester ! Ça veut dire que je présenterai toutes les garanties d’une perfecte idiote, que je ne rechisterai jamais contre rien, que je ne causerai aucune moleste d’aucune sorte !

pas_pleurer.jpg
Pas pleurer de Lydie Salvayre - Éditions du Seuil - 279 pages